A ce propos, il faut d'ailleurs rappeler d'emblée, ici, que Guénon refusa toujours avec force l'idée d'avoir fait oeuvre originale (au sens littéraire ou philosophique d'une création individuelle), soulignant au contraire qu'il n'avait jamais été que l'humble transmetteur de la Tradition Une et universelle. Guénon est né en 1886 à Blois. Après des études de mathématiques, il fréquenta divers mouvements occultistes et néo-spiritualistes dont il dressera une critique implacable dans Le théosophisme, histoire d'une pseudo religion (1921) et L'erreur spirite (1923)  tout en assimilant les grandes doctrines métaphysiques, notamment l'hindouisme, le taoïsme et l'islam. Très tôt initié à l'ésotérisme musulman et installé au Caire à partir de 1930, il y mènera, dans l'islam, une existence retirée, entre l'Université El-Azhar et la revue El-Marifaah  poursuivant, jusqu'à sa mort en 1951, une oeuvre entièrement consacrée à la Tradition universelle, à la perspective métaphysique et au symbolisme (1).

Science sacrée

La vocation essentielle de l'homme, rappelle Guénon, est de parvenir à la «réalisation spirituelle» ou «métaphysique», qui consiste à s'identifier à sa propre essence (le Soi). Les religions exotériques s'adressent à tous les hommes pour conduire le plus grand nombre au «Salut», c'est-à-dire à la perfection de l'état individuel humain. Mais le but ultime de la réalisation spirituelle, c'est-à-dire la «délivrance» ou la «divinisation», ne peut être atteint  au moins virtuellement  que par l'initiation, c'est-à-dire la transmission d'une influence spirituelle d'origine «non humaine», à travers la mise en oeuvre d'un certain nombre de rites à caractère ésotérique. Il s'agit d'une voie de connaissance, tout à la fois purgative et illuminative, d'approfondissement ou d'intériorisation de l'exotérisme, qui ne peut être que réservée à une élite spirituellement «qualifiée». Les chemins qui conduisent à cette réalisation passent par l'acquisition d'une métaphysique ou d'une Science sacrée, qui n'a rien à voir avec un corpus philosophique et qui ne passe pas par la raison mais par l'intellect incréé en l'homme (ce que l'islam appelle «l'oeil du coeur»). «La connaissance véritable, que nous avons exclusivement en vue, n'a que fort peu de rapports, si même elle en a, avec le savoir profane, écrit René Guénon ; les études qui constituent ce dernier ne sont à aucun degré ni à aucun titre une préparation, même lointaine, pour aborder la Science sacrée, et parfois même elles sont au contraire un obstacle, en raison de la déformation mentale souvent irrémédiable qui est la conséquence la plus ordinaire d'une certaine éducation. Pour des doctrines (métaphysiques) comme celles que nous exposons, une étude entreprise de l'extérieur ne serait d'aucun profit ; il ne s'agit pas d'histoire (…), pas davantage de philologie ou de littérature (…) pas non plus de philosophie. Toutes ces choses, en effet, font également partie de ce savoir que nous qualifions de profane ou d'extérieur, non par mépris, mais parce qu'il n'est que cela en réalité.»(2) La Science sacrée ne peut donc être mise à la portée de tous et, par nature, ne se prête pas à la «vulgarisation». Sur cette voie opérative de la réalisation spirituelle par la connaissance, où il s'agit de devenir ce que l'on connaît, le langage métaphysique est avant tout celui du symbole, qui ouvre les sens intérieurs et met l’homme en relation avec les états supérieurs de l’être.

La modernité : une contre-civilisation

Un tel cheminement implique toutefois une véritable metanoïa : une rupture avec le monde profane et les idoles de la modernité (l'illusion du «progrès» matériel, le «règne de la Quantité», l'imposture d'une «science» qui nie toute réalité surnaturelle et toute connaissance métaphysique, l'obsession de la production matérielle, de la consommation etc.)  mais aussi avec toutes les formes pseudo-religieuses, hétérodoxes ou parodiques (occultisme, spiritisme, théosophisme, sectes, satanisme…) nées de l'ignorance et du déchaînement des forces ténébreuses. En cette fin du Kali-Yuga («l'âge sombre» ou «l'âge de fer» de l'Hindouisme) où l'obscurcissement spirituel atteint un degré inégalé et où la modernité s’affirme de plus en plus comme une contre-civilisation, l’homme spirituel  a fortiori celui qui est engagé dans un cheminement initiatique , ne peut être, au contraire, qu'un humble témoin de la Tradition Une et universelle. Celle-ci, qui trouve son point de départ dans la Lumière omniforme incréée, est d'origine supra-humaine ; c'est elle qui vivifie toutes les grandes traditions spirituelles «orthodoxes» de l'humanité et fonde ce que F. Schuon a appelé «l'unité transcendante des religions». Pour Guénon, la manifestation obéit à une loi d'involution spirituelle d'éloignement cyclique du Principe, depuis l'état « paradisiaque » jusqu'à la décomposition finale et la résorption dans le Principe : «Le développement de toute manifestation implique nécessairement un éloignement de plus en plus grand du principe dont elle procède ; partant du point le plus haut, elle tend forcément vers le bas, et, comme les corps pesants, elle y tend avec une vitesse sans cesse croissante.»(3) On comprend mieux alors, l'importance de l'oeuvre de Guénon : en ces temps d'obscurcissement spirituel, elle a ouvert l'accès  providentiellement ? à la métaphysique orientale (hindouisme, taoïsme), permettant ainsi à l'Occident de retrouver ses propres principes et de mieux comprendre son patrimoine spirituel. C'est ce que souligne Frédérick Tristan lorsqu'il écrit que Guénon fut un des ouvriers d'une «restructuration spirituelle» qui aura permis de «remettre en place» ce qui avait été «égaré»(4)  perspective absolument essentielle, sur laquelle Xavier Accart conclut aussi son entretien dans le présent numéro de la Lettre de Symbole : «Ses écrits tentèrent d'éveiller ses contemporains à cette puissance de l'âme où, pour reprendre les termes de Maître Eckhart, Dieu verdoie et fleurit totalement, dans toute la joie et tout l'honneur qu'il est en lui-même…»
Le mausolée de la famille de sa femme au cimetière de Darassa, au Caire, où son corps fut déposé le 8 janvier 1951.

 

 

A.R.



1. Voir ci-dessous la bibliographie complète des oeuvres de R. Guénon.
2. René Guénon, L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, Éditions Traditionnelles.
3. René Guénon, La Crise du monde moderne, Gallimard, Folio, 1994.
4. Frédérick Tristan, « Extraits de Journal », Sigaud, René Guénon, 1984 p. 206.

Bibliographie :

Livres parus du vivant de R. Guénon :
Introduction générale à l'étude des Doctrines Hindoues (1921) , éd. de La Maisnie, 1987, 320 p.
- Le Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion (1921), Éditions Traditionnelles, 1978, 478 p.
- L'Erreur Spirite (1923) , Éditions Traditionnelles, 1984, 408 p.
- Orient et Occident (1924), éd. Guy Trédaniel, 1987 p., 231 p.
- L'Homme et son Devenir selon le Vêdânta (1925), Éditions Traditionnelles, 1947, 198 p.
- L'Ésotérisme de Dante (1925) , Gallimard, coll. Tradition, 1957.
- Saint-Bernard (1926), Editions Traditionnelles, 1959, 20 p.
- Le Roi du monde (1927), Gallimard, Coll. Tradition, 1991.
- La Crise du monde moderne (1927), Gallimard, Coll. Tradition, 1983.
- Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929), Guy Trédaniel, 1984, 121 p.
- Le Symbolisme de la Croix (1931), Guy Trédaniel, 1984, 158 p.
- Les Etats multiples de l'Etre (1931), Guy Trédaniel, 1984, 107 p.
- La Métaphysique Orientale (1939).
- Le Règne de la quantité et le signe des temps (1945), Gallimard, Coll. Tradition, 1972, 274 p.
- Aperçus sur l'initiation (1946), Editions Traditionnelles, 1985, 303 p.
- Les Principes du calcul infinitésimal (1946), Gallimard, Coll. Tradition, 1997, 146 p.
- La Grande Triade (1946), Gallimard, Coll. Tradition, 1974, 214 p.
Recueils d'articles posthumes :
- Initiation et réalisation spirituelle (1952), Editions Traditionnelles, 1967, 278 p.
- Aperçus sur l'Esotérisme Chrétien (1954), Editions Traditionnelles, 1977, 112 p.
- Symboles fondamentaux de la Science Sacrée (1962), Gallimard, Collection Tradition et 1997, Gallimard, amputé de l’avant propos et des annexes de Michel Vâlsan, sous le titre Symboles de la science sacrée, 437 p.
- Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage (1964), Editions Traditionnelles, 316 p.
- Etudes sur l'Hindouisme (1968), Editions Traditionnelles, 1976, 286 p.
- Formes traditionnelles et cycles cosmiques (1970).
- Comptes rendus (1973).
- Aperçus sur l'ésotérisme islamique et le taoïsme (1973), Gallimard.
- Mélanges (1978), Gallimard.
- Écrits pour Regnabit, Éditions Archè, 1999, 200 p.
- Articles et compte rendus, tome I, Editions Traditionnelles, 2002, 268 p.