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Par metanoia1 le 22 Juin 2012 à 21:32
Le mystère de
Marie, source
d'unité
Je voudrais présenter ici quelques méditations qui, plus encore
que de mon expérience personnelle, naissent de l'expérience spirituelle
«mariale» de l'Eglise orthodoxe, qui est la mienne. Je suis de
plus en plus convaincu de la nécessité du dialogue, justement dans
le domaine de cette expérience qui unit les chrétiens dans la prière
devant la Mère de Jésus. Cette conviction, fruit de ma réflexion, si
insuffisante soit-elle, sur les deux grandes traditions de l'Eglise universelle
que sont celles de l'Orient et de l'Occident, revient à ceci:
la réconciliation entre chrétiens doit trouver sa source vivante dans
le mystère maternel qu'est Marie, vécu ensemble. Il ne s'agit pas là
d'une réconciliation immédiate au plan dogmatique, mais d'abord
d'une rencontre spontanée dans un acte de foi enraciné dans le
Christ, vécu en Eglise et ressenti en profondeur en commun auprès
de la Mère commune. Le but de ces méditations sera donc la
recherche de racines anciennes qui peuvent en quelque sorte servir
de repères pour l'unité, cette unité qui existe déjà en la substance de
notre être croyant, mais qui doit être découverte et mise en lumière
dans le nom et la présence «comblée de grâce» {Le î, 28) de Marie.
I. - Marie et «l'être ecclésial»
Avant d'être un problème ou une icône, Marie est énigme. Peu de
paroles de sa part dans les évangiles d'une part, et, de l'autre, des
prières, des litanies, des images, des voeux, des manifestations
innombrables de piété. La présence de Marie, discrète dans les
sources écrites, provient spontanément, semble-t-il, de la source
même de notre «être ecclésial» (métropolite J. Zizioulas). Nous
vivons en Eglise à côté de la Mère de Dieu, dans le fleuve invisible
de sa grâce que souvent nous n'apercevons pas. Ce fleuve ne
s'épuise jamais depuis la prophétie: «Désormais toutes les générations
me diront bienheureuse» {Le î, 48). En effet, chaque génération
redécouvre à nouveau Marie et la dit «bienheureuse» à sa
propre manière. C'est d'ailleurs pourquoi la béatitude de Marie se
trouve exprimée sous tant de formes. Mais elle, «l'humble servante
» du Seigneur, ne prédit pas sa propre gloire. Elle ne parle en fait
LE MYSTÈRE DE MARIE, SOURCE D'UNITÉ 73
que de la «béatitude» de l'Esprit Saint, dont elle devient la force
et l'habitacle. On entre en communion avec l'Esprit Saint dans
l'Eglise remplie par la présence bienheureuse de la Sainte Vierge.
Cette présence, secrète mais incontestable, qui fait partie de notre
croyance, est tout entière concentrée dans le nom du Christ, car «il
n'y a de salut en aucun autre» {Ac 4. 12). Une chose doit être claire:
comme «Dieu est unique, unique est aussi le médiateur entre
Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s'est
livré en rançon pour tous» Çî Tm 2, 5). Or la foi au Christ s'éclaircit
secrètement en Marie, remplie d'une lumière tout à fait particulière.
Cette lumière nous dit que l'accès au salut en Christ est préparé
par sa Mère plus que par quiconque, L'oeuvre du Christ se
manifeste dans la sollicitude et la béatitude de Marie. Mais comment
s'approcher de ce mystère au «visage maternel»? Où s'origine
le courant de la piété manale, de l'Evangile à nos jours?
«Un seul nom de la Mère de Dieu contient tout le mystère de
l'économie», dit saint Jean Damascène (De fide orth. I I I , 12: PG
94). Or l'«économie» veut dire le «travail» de Dieu pour notre
salut. Marie est la «source vivifiante», comme l'évoque une des
icônes de l'Eglise orthodoxe, «la source qui purifie les âmes et les
corps et guérit tous les maux par un seul contact», ainsi que le dit
la prière dédiée à cette icône. Elle est la source qui jaillit d'un
moment de l'histoire et qui, à l'origine de notre foi, court vers nous
(chaque génération de croyants), mais qui, de nous, tel un fleuve,
retourne en arrière, aux origines, c'est-à-dire à la Parole même
conçue dans ses entrailles de Mère. Chaque fois que la Parole se
revêt de la chair de notre coeur ou s'unit à notre pensée, notre coeur
et notre esprit ressemblent à ceux de Marie. Notre pensée croyante
devient mariale et nous reconnaissons la présence de la Mère de
Dieu partout où l'économie est à l'oeuvre, là où le mystère du Dieu
Vivant nous approche réellement... Comme si le nom même de
Marie était un «canal» privilégié pour nous rappeler les choses à la
fois les plus stupéfiantes et les plus intimes de notre foi chrétienne.
Mais pourquoi doit-il en être ainsi? Pourquoi Marie? Laissonsnous
enseigner ici comme des ignorants, en nous interrogeant sur
le lien intime qui unit notre foi en Jésus-Christ à sa Mère sur terre.
Je n'ai pas la prétention de donner une réponse nouvelle. Tout ce
qu'on pourrait dire sur la Vierge Marie a déjà été dit, chanté, prié,
médité ou tu depuis des siècles. Mais il nous faut entrer de temps
en temps dans ce «courant mariai», y retenir notre pensée pour
rénover notre condition de croyants, notre «être» chrétien. On ne
découvrira pas ici des vérités inattendues. Tout au plus, sur la trace
des vérités anciennes, essaiera-t-on de désaser un fil conducteur
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susceptible d'indiquer autour de la Mère de notre commun
Seigneur un chemin de réconciliation entre les familles chrétiennes.
II. - «Dans le silence de Dieu...»
Parmi ces vérités connues depuis toujours, il en est une qui me
surprend toujours. Il s'agit du témoignage d'Ignace d'Antioche,
l'un des Pères de l'Église primitive. Dans une de ses lettres pastorales,
il révèle son expérience, à la fois très intime et étonnamment
universelle, et qui touche un point de l'union indissoluble qui existe
entre Jésus et Marie: «Le prince de ce monde a ignoré la virginité
de Marie, son enfantement et la mon du Seigneur, trois mystères
retentissants qui furent accomplis dans le silence de Dieu» {Lettre
aux Éphésiens, 19).
Selon la tradition, cette lettre fut écrite alors qu'Ignace était
emmené à Rome pour y mourir dans l'arène du cirque. A la suite
du Christ, Ignace vit sa mort, qu'il anticipa comme une offrande
célébrée avec ses ouailles: «Je suis le froment de Dieu. Que je sois
moulu par la dent des bêtes pour être trouvé un pur pain du
Christ» (Lettre aux Romains). Or c'est justement dans la lumière
eucharistique de sa mort dans le Christ et pour lui que lui vient à
la mémoire le nom de Marie.
Pourquoi Marie? Pourquoi, au seuil de sa mort, Ignace se souvient-
il de ces «trois mystères retentissants»; l'enfantement du
Seigneur, sa mort et la virginité de Marie? Peut-être, sentait-il son
intercession pour lui? Peut-être recevait-il d'elle le don du martyre?
Nous savons seulement que, si tel était le cas, ce don était silencieux
et réservé. Face aux bruits de ce monde, face au Prince de ce
monde, qui le portait sous «la dent des bêtes», saint Ignace eut une
révélation pénétrante, celle du «silence de Dieu».
Dans la même lettre aux Éphésiens, il entrouvre ce lien intérieur
qui unit la parole et ce silence: «Ce que Dieu achève en silence est
digne du Père. Celui qui possède en vérité la parole de Jésus peut
entendre même son silence et ainsi arrive à la perfection; celui-là
agira comme il parle, mais aussi en silence se montrera tel qu'il
est...» Or ce lien entre la parole de Jésus et son silence trouve son
«abri», son «nid» caché en Marie. Le silence protège la Parole,
Celle-ci s'y fait chair non seulement par l'annonce de l'Ange mais
aussi dans le secret muet de l'Esprit, et la virginité éternelle de la
Mère de Dieu est comme le signe de ce silence en Esprit.
«La virginité est un silence profond de tous les soins de la terre»,
écrivait Thérèse de Lisieux. Et de même, reformulant l'expérience
LE MYSTÈRE DE MARIE, SOURCE D'UNITÉ 75
des Pères, saint Serafin de Sarov disait; «Le silence est un sacrement
du siècle à venir.»
«Nous qui, dans le mystère, représentons les chérubins», chante
l'Eglise orthodoxe au moment de la Grande Entrée séparant la
liturgie de la Parole de la liturgie eucharistique, «nous déposons
toutes nos préoccupations de la vie.» Le mystère du silence précède
le sacrement de la transmutation, c'est-à-dire de la consécration
du pain et du vin.
Ou encore, comme disait Thérèse de Lisieux: «Le silence est une
atmosphère vierge. Ce n'est pas l'absence de paroles matérielles qui
constitue le silence, mais bien cette paix sans expression des âmes
qui, ayant vaincu le monde et elles-mêmes, n'entendent et ne comprennent
plus que le Verbe de Dieu...»
III. - La mémoire de Marie
Mais revenons au temps des Apôtres. Au fur et à mesure que «la
parole de Dieu croissait et se multipliait» (Ac 12, 24), parmi les
hommes, germait aussi son silence. Le silence vit toujours dans
l'ombre de la parole, comme dans son «écho». Nos mots, nos
songes, nos projets, nos fantasmes l'évincent le plus souvent, mais
quand nous réussissons à créer en nous un espace pour ce silence,
celui-ci se fait entendre par le coeur de Marie.
Son coeur garde les paroles de Dieu apportées par les bergers,
celles aussi de Jésus au Temple (cf. Le 2, 19.51). Selon le théologien
orthodoxe Vladimir Lossky, ce «dépôt» de paroles, discret et
caché, que Dieu confie à Marie, est le début du principe et du fondement
de la Tradition ecclésiale. «Le fruit de la foi» qui, du grain
ensemencé, croît dans la mémoire de l'Eglise est d'abord «le souvenir
» de Marie même. Cette reconnaissance, nous la portons en
nous comme une empreinte de la Parole, de cette même parole qui
proclame Marie Mère de Dieu et Mère des vivants. Marie est la
figure de l'âme qui engendre le Seigneur qui parle. Son silence se
transmet en paroles. C'est ainsi que naît la Tradition.
«La Tradition est le témoignage de l'Esprit», dit un autre théologien
orthodoxe, le Père George Florovsky. Elle est «la révélation
incessante et l'incessante annonce de la Bonne Nouvelle... Elle
n'est pas seulement la mémoire verbale; elle est la demeure éternelle
de l'Esprit.»
La Tradition naît ainsi du silence de Dieu accumulé dans le coeur
de Marie. Elle naît de sa mémoire, celle de l'Esprit, communiquée
à l'Eglise. Certes, Marie ne reste pas toujours silencieuse dans
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l'Evangile. Elle parle à l'ange qui vient à elle, elle «exalte» le
Seigneur dans son âme, elle s'adresse à son Fils a Cana. Mais elle se
tait beaucoup plus qu'elle ne parle et cette absence de paroles est
parfois chez elle plus significative que bien des paroles- C'est un
silence qui n'est pas sourd et passif. Celui-ci parle par sa prière.
C'est un silence «orant» (Emilianos Timiadis). La mémoire de
Marie n'est pas un musée de souvenirs; elle est la prière ininterrompue
qui passe à travers les siècles et remplit nos paroles. Ainsi,
en s'écartant de la forme orale et articulée, sa prière porte-t-elle des
fruits visibles dans nos voix, dont nous ne voyons pas toujours les
racines cachées.
Quand, au moment de mourir, Jésus confie à sa Mère le disciple
qu'il aimait et met son disciple sous la protection de sa Mère, il
révèle une dimension nouvelle de l'Eglise, celle de l'adoption et de
la médiation maternelle. «Et à partir de ce moment, lit-on dans
l'évangile de saint Jean, le disciple la prit chez lui» {39, 27). C'est
«chez lui», à côté de Marie, que naquirent son Evangile, son
Apocalypse, ses lettres. Ceux-ci sont le silence du coeur de Marie
«transformé» en paroles, «développé» en images, engendrant dans
l'Esprit la confession de foi la plus stupéfiante que l'homme ait
jamais pu dire du Dieu de la Bible.
«Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu,
ce que nous avons vu de nos yeux et contemplé, ce que nous avons
touché de nos mains, du Verbe de la vie...» {1 Jn 3, 1). C'est bien
dans la mémoire de la Mère que prend son origine la confession de
Jean, confession que l'Eglise reprend à son compte en prêtant
l'oreille au coeur orant de celle qui, la première, a entendu, a vu et
a touché le Verbe de vie. Ce message «mariai» de l'Ecriture est toujours
ignoré par le Prince de ce monde qui divise non seulement les
chrétiens entre eux, mais aussi la parole et son sens, le coeur et
l'Esprit, notre foi en l'Amour et l'Amour même. «De toutes les
Écritures les évangiles sont les prémices et, parmi les évangiles, les
prémices sont celui de Jean, dont nul ne peut saisir le sens s'il ne
s'est penché sur la poitrine de Jésus et n'a reçu de Jésus Marie pour
mère» (Origène, Sur Jean î, 23).
IV. - Marie, l'Église
«Nous avons reconnu l'amour que Dieu a pour nous et nous y
avons cru» (7 Jn 4, 16). Cette reconnaissance de la part de Jean
embrasse tous ses lecteurs et ses disciples. Cette «reconnaissance»
provient du coeur de Marie. Mais Marie se retire. Elle donne aux
LE MYSTÈRE DE MARIE, SOURCE D'UNITÉ 77
autres de parler. Ainsi, dans le passé et dans le présent, parle l'Ecriture
et parle l'Église par son histoire et par son enseignement. Marie
reste inséparable de l'apôtre qui prêche son Fils, car la parole de
celui-ci est imbibée de sa présence et de sa médiation maternelle.
«La reconnaissance de l'amour» de saint Jean, tout comme celle
des «trois mystères retentissants» d'Ignace d'Antioche, dévoilent
le mystère qui unit Marie à l'Église. L'Eglise entend la Parole du
sein maternel de Marie; elle reçoit l'amour de Dieu des mains de
Marie; elle se reconnaît en Marie, tout comme elle se souvient d'elle
à travers toutes les images prophétiques de l'Ecriture.
L'Ecriture parle d'elle dans l'histoire de la terre vierge, dans les
images du paradis terrestre, dans l'histoire d'Eve, «la mère des tous
les vivants». Elle laisse pressentir sa présence discrète dans la figure
de l'arche de Noé, dans l'échelle céleste de Jacob, mais surtout
dans l'image du «paradis terrestre» {Gn 2, 8-10),, celles de «l'eau du
rocher» (Ex 17, 5-7) et du «buisson ardent» {Ex 3,1-8), elle qui est
le «récipient» du Feu que toute la terre ne peut contenir. Dans le
passage de la Mer Rouge nous reconnaissons l'enfantement virginal
du Verbe, dans le chant de la prophétesse Miryam, soeur
d'Aaron, nous entendons l'écho du «Magnificat», dans le Saint des
Saints du Temple que couvre la gloire de Yahvé brille la lumière
invisible de Marie. Nous voyons la figure de Marie dans le cantique
d'Anne, la mère de Samuel, nous la rencontrons comme la Sagesse
assise auprès de Dieu, nous la confessons comme l'épouse du
Cantique des cantiques et nous en discernons le visage dans la prophétie
d'Isaïe: «Voici la jeune fille est enceinte et va enfanter un fils
qu'elle appellera Emmanuel» (Is 7, 14). La foi en Jésus-Christ Fils
de Dieu, que l'Eglise confesse dès son origine, ne trouve son
accomplissement et sa plénitude qu'illuminée par le mystère de la
chair sainte de Marie.
Dans la reconnaissance de Marie comme Joie inattendue,
Odighitria, Mère des affligés, Jubilation de toute la création,
Recherche des perdus. Source vivifiante — et |e n'évoque ici que
les noms les plus connus des icônes mariales —, l'Eglise trouve le
chemin vers son propre être et son propre mystère. «À quoi l'on
peut ajouter, à la manière des anciennes litanies, écrit le philosophe
Jean Guitton, Vierge de l'attente. Vierge des rencontres improbables,
Vierge des affinités, Reine des événements...» Ces noms
sont innombrables comme les images de FEglise qu'ils évoquent.
«Marie est l'archétype et la personnification de l'Eglise, corps du
Christ et temple de l'Esprit Saint», écrit le théologien orthodoxe
Alexis Kniasev.
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«Le Paraclet, l'Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom,
vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit»
{Jn 14, 26). L'Espit Saint qui habite en Marie rappelle toujours à
l'Eglise tout ce que le Christ a dit et continue à dire. La Tradition
dans son sens ecclésial est une Parole ininterrompue qui, tel un
fleuve de sainteté, découle du silence mariai. Cette dimension de la
mémoire sanctifiée est liée à une autre, celle du sacrifice. En effet,
le Christ est l'offrande de Dieu à l'humanité, que nous recevons
toujours de Marie comme don. Marie elle-même est aussi ce don
que l'humanité fait d'elle-même à Dieu, don le plus précieux, fruit
d'une longue maturation dans la grâce.
Que pouvons-nous t'offrir, ô Christ
— chante l'Eglise orthodoxe pendant l'office du Noël —,
car pour nous tu t'es fait homme
et tu t'es manifesté sur la terre.
Chacune de tes créatures t'apporte son action de grâce;
les anges, leur chant,
les cieux, l'étoile,
les mages, leurs dons,
les bergers, l'adoration,
la terre offre la grotte,
le désert, la crèche,
mais nous, nous offrons une Mère Vierge.
Et, comme en écho à cet hymne lointain, Jean-Paul II peut dire
dans Redemptoris mater. «Marie reçoit la vie de Celui à qui ellemême,
dans l'ordre des générations terrestres, donna la vie comme
mère. La liturgie n'hésite pas à l'appeller 'mère de son parent' et à
la saluer avec les paroles que Dante Alighieri met dans la bouche
de saint Bernard: 'la Fille de ton Fils'.» La mémoire commune, le
mystère partagé font d'elle une personne unique. L'Eglise est la
Mère, Marie est l'Église,
V. - Marie, la foi
«II n'y a qu'une seule Vierge-Mère et il me plaît de l'appeler
Eglise» (Clément d'Alexandrie). Ou encore, «la Mère de Dieu est
l'Eglise qui prie», dit le Père S. Boulgakov.
Ce qui surprend dans ces propos, c'est qu'ils ne nous étonnent
presque pas. Ils expriment une vérité hardie, certes, risquée au
niveau des mots, mais lumineuse aussi bien qu'inexplicable dans
son intuition. Cette intuition dépasse la logique rationnelle; elle
n'en découle pas moins d'une logique intrinsèque de la foi telle
LE MYSTÈRE DE MARIE, SOURCE D'UNITÉ 79
qu'elle est attestée «dès le commencement». Partout où la foi chrétienne
héritée des apôtres se met à la recherche de ses propres
racines, elle découvre l'ineffable présence de Marie et, de cette présence,
naissent ces trois «mystères retentissants»; celui de l'Eglise,
celui de l'âme croyante, celui de la Mère qui adopte et enfante
notre foi.
Eglise - Mère - foi. Il n'y a rien de contraignant à cette triade. Il
y, va bien plutôt d'une expérience vivante, d'une joie qui jaillit de la
reconnaissance spontanée du «mystère de Dieu dans lequel se
trouvent cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance»
(Co/ 2, 3). Quand un chrétien cherche à pénétrer l'essence de l'Eglise,
sa foi le porte à Marie. Quand il prie devant la Mère de Dieu,
il est uni avec toute l'Eglise. Quand il réfléchit sur sa foi ecclésiale,
il trouve toujours à sa racine Marie.
Église - Mère - foi, ces trois noms sont liés par des liens cachés,
ceux de la sagesse. Ce rapport à la notion biblique de sagesse n'a
pas d'expression dogmatique, mais le Credo ne s'y oppose pas.
Dans la sagesse, nous nous souvenons des paroles gardées dans le
coeur de Marie. Dans la sagesse, nous entrons au secret de son
adoption. Si Marie a adopté Jean, elle nous adopte aussi dans ses
écrits, tout comme dans les témoignages de Matthieu, Marc et Luc,
dans le message de Paul, dans ces paroles issues à la fois de sa
mémoire maternelle et de la foi de l'Eglise qui est la nôtre. «Que du
gibet de la croix le Christ vous dise aussi 'Voici votre mère', qu'il
dise aussi à l'Église 'Voici ton fils'. Vous commencerez à être fils de
l'Église, quand vous verrez le Christ triomphant sur la croix»
(Ambroise de Milan).
VI. - Marie, la Mère
La foi chrétienne s'appuie sur la Parole, se nourrit de la Parole,
mais ne se réduit pas à la seule Parole assimilée à la parole humaine.
Car c'est la foi en la Parole que nous sentons avec le coeur dans
la profondeur du silence ou encore faudrait-il dire la Parole dans la
profondeur de son silence. En ce sens la Mère de Dieu peut être
appelée «le modèle», comme on l'appelle dans la tradition protestante,
modèle pour vivre le mystère de l'incarnation et l'obéissance
totale à Dieu, Or ce «modèle», Marie l'a d'abord vécu dans sa
maternité.
«La maternité devient la clé de tous les mystères de Marie»
(Adrienne von Speyr). Elle est «l'indication de l'amour» (Mère
Maria Scobtzova).
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La révélation de la maternité de Dieu est un autre miracle du
visage de Marie. Si saint Jean a pu dire, que «Dieu est amour et
(que) celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu
demeure en lui» [1 Jn 4, 16), nous savons déjà que ces paroles ont
passé par le silence de Marie, Toute la vérité sur Dieu que nous
confessons et que nous vivons en Eglise a une «Mère» qui habite
dans notre foi comme dans notre coeur. L'Eglise, telle que le Christ
l'a voulue, porte l'empreinte de la maternité de l'amour ou, comme
le disait P.S. Boulgakov, de la maternité de Dieu. C'est pourquoi il
faut communier à la mémoire de la Mère ou «se souvenir» d'elle
dans la communion avec toute tradition apostolique pour prendre
conscience de sa propre foi. On reste alors dans le sillon de la foi
trinitaire, la foi des Pères et de l'Église. On confesse par la bouche
de Pierre: «Tu es Christ, Fils du Dieu Vivant» {Mt 16, 16). Mais on
le dit avec une oreille tournée vers le silence caché dans le Verbe,
on le dit avec le coeur «sage», celui de la Mère.
«Chaque âme qui croit, conçoit et accouche le Verbe de Dieu
selon la foi, le Christ en est le fruit, et nous tous sommes les mères
du Christ» (saint Maxime le Confesseur).
«Chaque âme fidèle est aussi épouse du Verbe de Dieu, mère et
fille du Christ. La même chose est donc dite universellement pour
Marie, singulièrement pour l'âme fidèle, et c'est la sagesse même de
Dieu qui le dit, elle qui est le Verbe, la Parole du Père» (Isaac de
l'Etoile, moine cistercien du XII' siècle).
VII. - Marie, la prière
Marie est «comblée de grâce» et, par la grâce de l'Esprit Saint, elle
change notre statut ontologique à l'égard de l'Eglise. Elle transforme
les croyants en fidèles, c'est-à-dire en fils nés dans la foi. Elle
communique ce statut à notre âme et, en retour, notre âme filiale
répond par la prière de la reconnaissance.
Ta Nativité, Mère de Dieu,
a révélé la joie à l'univers,
car de Toi s'est levé le soleil de justice,
le Christ, notre Dieu;
de la malédiction II nous délivre,
et nous ouvre à Son amour;
vainqueur de la mort. II nous donne la vie.
(Tropaire de la Nativité) de la Mère de Dieu
L'art de la prière est celui de la reconnaissance. Le coeur de
l'homme — ou olutôt de la communauté ecclésiale — cherche et
LE MYSTÈRE DE MARIE, SOURCE D'UNITÉ 81
trouve toujours de nouvelles facettes au mystère, aux moments privilégiés
de son. être avec Marie, à sa joie de l'aimer et d'être aimé par
elle. Cette prière, qu'elle soit l'expression de la conscience dogmatique
ou encore de la piété «populaire», comme dans les acathistes
innombrables chantées dans les églises orthodoxes après l'office
régulier, porte à une confession vivante qui ne se fige pas dans les
dogmes mais qui tire sa valeur et sa saveur de ce qu'elle reflète l'état
d'âme filial de l'Eglise comme d'un chacun. Et la source de ce fleuve
des prières est toujours le miracle de la maternité divine:
Aujourd'hui notre salut commence
et le mystère d'avant les siècles se manifeste.
Le Fils de Dieu devient Fils de la Viei-ge
et Gabriel annonce sa grâce.
Clamons avec lui à la Mère de Dieu:
Sois dans la ]oie, pleine de grâce,
le Seigneur est avec Toi!
(Tropaire de l'Annonciation)
La prière qui naît ainsi dans le sein de l'Eglise crée aussi la vérité
dans l'Eglise, vérité christologique et mariologique, de portée à la
fois dogmatique et existentielle. Certes, cela n'implique pas que
chaque parole de la liturgie puisse prétendre à la vérité définitive.
Parfois, cette parole ne sera que l'expression d'une intuition, d'une
conjecture, d'un élan ou d'un songe. Mais, même alors, lorsqu'elle
se situe dans le sillage de la tradition authentique, cette parole porte
témoignage à la vérité en ce qu'elle n'est encore que devinée, la
vérité de la «vision confuse» {1 Co 13, 12) propre à la condition
humaine. Dans l'Eglise orthodose, il n'y a pas de frontière rigide
entre la foi «classique» et conciliaire, et la dévotion populaire, car
la foi, qui se structure dans l'imposition dogmatique, se déploie
toujours à nouveau dans la prière, et ainsi se reconnaît et se réalise
dans la communauté qui prie un moment de vérité dans l'Esprit
Saint. Permettez-moi de citer à ce propos cette strophe acathiste:
Réjouis-Toi, réconciliation d'Adam tombe,
Réjouis-Toi, consolation d'Eve,
Réjouis-Toi,
Car par Toi la création est renouvelée,
Réjouis-Toi,
Car par Toi le Créateur se fait enfant,
Réjouis-Toi, Epouse inépousée...
Nous croyons et nous savons que les racines de chaque vérité
ecclésiale se trouvent dans le Christ, se manifestent dans l'Esprit et
se voilent en Marie, dépositaire de la Tradition et gardienne de la
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"Révélation. Seule l'Eglise, expansion de la nature humaine du
Christ, dit Vladimir Lossky, peut garder la plénitude de la
Révélation, dont le monde entier ne suffirait pas à contenir le livre,
si celui-ci était écrit. Seule la Mère de Dieu, élue pour contenir
Dieu dans ses entrailles, réalise pleinement tout ce qui est lié au
miracle de l'Incarnation et qui constitue le miracle éternel de sa
maternité divine. Ainsi, pour l'Orthodoxie, la parole de la prière,
de la louange, de la supplication et de l'espérance, est toujours celle
qui provient du sein maternel de l'Eglise, parole qui cherche à
devenir la Parole même, c'est-à-dire révélation de la vérité, sans
prétendre néanmoins à l'imposition dogmatique.
Il y a encore une autre dimension de la médiation de la prière
mariale, c'est sa dimension pneumatologique. Dans la conscience
de l'Église, chaque dogme est empreinte de l'Esprit Saint sur la
pensée humaine, icône rationnelle du même Esprit. La définition
de Marie comme Théotokos est un acte de Pautoconscience de la
foi commune, réfléchie et éclairée, de l'Église tout entière; elle est à
la fois «réalisation» dogmatique d'une expérience et manifestation
de l'Esprit qui canonise cette expérience dogmatique et mystique.
La naissance de la vérité conciliaire est à penser à l'instar de la
conception de la Parole dans l'âme et la mémoire de l'Eglise.
«L'Esprit Saint viendra sur toi et la puissance de Très-Haut te prendra
sous son ombre» [Le î, 35). L'Esprit descend aussi pour donner
vie à la Parole dans nos âmes, c'est-à-dire à la foi. «A ceci
reconnaissez l'esprit de Dieu: tout esprit qui confesse Jésus-Christ
venu dans la chair est de Dieu» {1 Jn 4, 2). La foi, comme la prière,
est le fruit de la descente de l'Esprit. Marie est ici l'image initiale de
la foi, l'icône de la foi, sa Mère.
En d'autres termes, si la foi chrétienne qui prie avait un visage, ce
visage serait celui de Marie, icône de l'Eglise. «La parole du Credo;
'Né de l'Esprit Saint et de la Vierge' désigne aussi pour les Pères le
mystère de la seconde naissance de tout croyant né exfide et Spintu
Sancto; la foi de tout fidèle s'enracine dans l'exploit à valeur universelle
de la Vierge dans son Fiât. L'Annonciation, appelée Tête de la
Racine' (saint Jean Chrysostome), inaugure le nouvel éon; l'économie
du salut remonte à la 'racine mariologique' et la mariologie
apparaît partie organique de la christologie» (Paul Evdokimov).
VIII. - Marie «orthodoxe»; la protection
Toutes les confessions chrétiennes portent en elles le germe de la
piété mariale, mais seule la Tradition qui remonte à sa source aposLE
MYSTÈRE DE MARIE, SOURCE D'UNITÉ 83
tolique et patristique découvre Marie comme Mère de la foi dans le
Christ, cette Mère qui, en tant que figure de l'Eglise, permet à ce
grain de croître. Pour cette raison même, la Tradition dans sa réalité
ecclésiale prend son départ et se développe à partir d'une mémoire
qui s'origine dans le coeur de Marie (cf. Le 2, 19). Ainsi en est-il
tout particulièrement de la foi qui caractérise l'Eglise orthodoxe.
«Le coeur de l'Orthodoxie, et tout d'abord de l'Orthodoxie en
Russie, ne s'exprime jamais avec une telle plénitude que dans la
vénération de la Mère de Dieu et des saints», disait un philosophe
religieux russe. Et G. Fedotov de préciser: «Toute la nostalgie de
l'humanité souffrante, qui n'a pas l'audace d'ouvrir son âme devant
le Christ par crainte de Dieu, librement et avec amour se verse sur
la Mère de Dieu. À la différence du Christ, elle est liée au monde
humain comme la mère compas s tonnelle et protectrice.»
Le visage «orthodoxe» de Marie s'exprime en une multitude
d'images qui se renvoient constamment les unes aux autres. Nous
pensons ici spontanément à trois de ces images: Marie protectrice,
Marie eucharistique et Marie-sagesse. Marie est celle qui nous protège,
nous accompagne, nous sauve des dangers de cette vie et surtout
de celui qui menace notre salut éternel. «Le Jugement de Dieu
nous attend et nous n'avons pas d'autre aide, d'autre espérance que
Toi, ô Souveraine...», dit une hymne à Marie. La protection
(pokrov en russe) renvoie à cette protection maternelle qui fait partie
de la fol en ce que celle-ci met sous le regard du Seigneur, qui
met à nu notre propre misère. Là où surgit la crainte de Dieu (cf.
PS Î J O , 10), Marie est là. Mère qui met sur la voie du repentir. Il y
a dans l'Orthodoxie, face au Jugement dernier, à nos propres tentations
et aux menaces du monde, tension et équilibre entre la foi
vécue dans la crainte de Dieu et la confiance en la protection de
Marie.
Marie est solidaire avec toute la famille humaine. Elle n'est pas
«déesse». Tout comme nous, elle prie devant son Fils et son Père
céleste, mais ce faisant elle prie aussi pour nous. Dans sa sollicitude,
pleine de l'Esprit Saint, se découvre l'aspect maternel de Dieu
même.
Cette maternité de Dieu est aussi compassion. La mystique
orthodoxe, mais aussi son «éthique», ont une racine «mariale». «Le
coeur humain, écrit Mère Marie Scobzova, moniale et martyre qui
a subi le même sort que le Père Maximilien Kolbe dans un camp
nazi, doit être transpercé par un glaive à deux tranchants... La croix
de notre prochain est ce glaive qui doit le transpercer. L'âme doit
participer au destin du prochain, compatir avec lui, souffrir avec
lui. Par similitude avec son archétype, la Mère de Dieu. elle est ainsi
84 VL. 2IELTNSKY
attirée vers le Golgotha sur les traces du Fils de Marie, et ne peut
pas ne pas verser le sang.»
Or c'est justement sur le Golgotha de son destin, que l'âme
orthodoxe appelle la miséricorde et l'intercession de Marie. Les
icônes miraculeuses de Vladimir, Kazan, Pochiaev, Tichvin (dans la
seule Russie, il y a plusieurs centaines d'icônes dont le nom est lié
à un miracle dans le passé) sont toutes, chacune à sa façon, le signe
de la protection. Il n'y a pas d'espace sur terre pour un mystère du
salut où il n'y aurait pas de peur du Jugement, de frémissement
devant son propre destin éternel. Cet espace est aussi celui de la
protection, préparation a notre rencontre imminente avec Dieu qui
nous aime et nous juge par la parole et la Croix de son Fils. Cette
protection, donnée en la Mère de Dieu, est crainte de Dieu transformée
par elle en confiance absolue. «Sous la protection de ta
miséricorde nous nous réfugions, Mère de Dieu; ne laisse pas succomber
aux tentations ceux qui te prient, mais libère-nous du danger,
Toi, seule pure et bénie» (Prière du III1' siècle).
Parmi toutes les fêtes de la Vierge, il en est une qui n'entre pas
dans le nombre des douze grandes fêtes traditionnelles, et à laquelle
l'Orthodoxie russe se sent plus attachée, c'est celle de la
Protection (Pokrov}. Dans la majeure partie de la Russie, le Pokrov
est célébré le 14 octobre, jour où très souvent tombe la première
neige. La terre se couvre d'une couverture blanche, muette, immobile,
ensorcelante, un peu effrayante. Cette blancheur est comme le
signe de la pureté de l'immmaculée. Mais c'est en même temps l'hiver
qui réveille une angoisse indéfinie, celle qu'évoque la perspective
du froid, de la faim. Comment survivre à l'hiver long et cruel,
pense le paysan russe. Cette évocation de l'angoisse fusionne avec
celle de la pureté et donne naissance à une troisième image, celle de
la mort. La neige porte en soi la négation de la vie précédente, même
si, dans sa pureté, elle promet, par-delà l'épreuve, une autre vie.
Ces images «travaillent» à un niveau plus profond que la rationalité
humaine. La foi, qui plonge ses racines dans la pré-mémoire
de la subconscience ontologique, c'est-à-dire dans cette profondeur
de l'existence humaine où Dieu habite en elle et qui lui reste
le plus souvent cachée, trouve ici son expression- la plus claire et la
plus rationnelle dans la prière qui en appelle à la protection de
Marie. «Aujourd'hui, nous, hommes de la foi juste, nous fêtons
dans la lumière, illuminés par ta venue, Ô Mère de Dieu, et regardant
ton image toute pure, nous disons: couvre-nous de ton voile
et sauve-nous de tout mal, et, en priant ton Fils, le Christ, sauve
nos âmes» (Tropaire du Pokrov).
LE MYSTÈRE DE MARIE, SOURCE D'UNITÉ 85
De toutes ces images qui meublent le fond de l'homme naît ainsi
l'icône de la protection contre le mal, l'icône au visage de la Mère
de Dieu. Cette icône est remplie de la lumière du Christ. Sans
confusion et sans division, comme toujours dans la piété orthodoxe
mariale, la Mère est à côté de son Fils. Elle nous couvre et
nous protège de son voile. Mais ce voile n'est rien d'autre que la
tunique de Jésus, cette même tunique que les malades de l'Evangile
touchaient pour avoir la guérison. Quand nous pensons que
Marie nous touche, c'est en fait Jésus qui nous touche: Jésus nous
protège avec le voile de sa Mère et nous sa-uve par sa prière.
Dans la tradition russe, il y a une autre perception du pokrov
comme défense contre un amour divin dont le feu nous serait
insupportable, à nous les humains. «N'importe quel écrivain religieux,
écrit l'évêque orthodoxe Alexandre Semionov Tian-
Chansky, peut confirmer que le manteau de la Mère de Dieu'nous
protège de la lumière'de la gloire divine et de son éclat insoutenable
pour nous pécheurs. Sans ce manteau léger nous serions brûlés par
le regard lumineux posé sur nous, par les rayons de sa Justice et de
son amour. Le manteau de la Souveraine permet à chacun d'accueillir
cette lumière de ses propres forces, nous disposant à nous
ouvrir toujours plus à la lumière.» On touche ici le jardin secret de
la sainteté orthodoxe dans son ouverture toujours plus grande à la
lumière de Dieu, et où le refus de se défendre contre la lumière va
de pair avec la protection de la Mère de Dieu.
Comme toutes les dates du calendrier liturgique, cette fête du
Pokrov est liée à un événement concret où s'entrecroisent deux
réalités, l'une historique et l'autre mystique. Il s'agit de l'apparition
de la Mère de Dieu dans l'église de Blacherne, à Constantinople au
Xe siècle. Au moment de la prière, celle-ci s'est laissé voir entourée
par la foule des saints que guidait saint Jean-Baptiste, mais elle
n'avait été reconnue au milieu d'eux que par «le fol en Christ»,
André, et par son compagnon Epiphane. A ce moment-là, Marie
leva son voile (pokrov) et l'avait étendu sur les deux hommes et
toute la ville de Constantinople en signe de la protection céleste.
Protection contre qui? Selon une des versions, contre les hordes
russes païennes qui, selon la légende, assiégeaient à ce moment la
glorieuse capitale de l'empire byzantin. Toute la population priait
par peur du pillage et du massacre imminents. Le jour suivant,
regardant vers la mer, elle vît qu'elle était calme, sans trace des
bateaux ennemis. Les Russes étaient partis. La mémoire du miracle
s'est presque éteinte chez les Grecs, tandis que chez les descendants
des mêmes troupes, qui menaçaient alors la capitale Byzance,
Pokrov est devenu une des fêtes principales de la Vieree, On en a
86 VL. ZIELINSKY
oublié les racines légendaires ou historiques. Le nationalisme ne
touche pas le coeur de l'Eglise...
Le mystère de la protection est d'une profondeur que tout le discours
rationnel ne peut exprimer que de manière paradoxale. Ainsi
en est-il d'une des prières mariâtes les plus aimées de l'Eglise orthodoxe:
«Nous bavons pas d'autre aide, nous n'avons pas d'autre
espoir que toi, notre Reine, nous espérons en toi, nous te louons,
nous sommes tes serviteurs, et nous n'aurons pas honte de toi!»
Aide unique, unique espoir? Mais où est le Christ? Le Christ est en
Marie, Marie est dans le Christ, sans confusion, sans division, mystère
de l'amour et du salut. Ce même paradoxe est également exprimé
dans une autre prière, plus courte; «Toute sainte Mère de Dieu,
sauve-nous!» Le paradoxe est ici profondément christologique.
«Dans les périls, dans les angoisses, dans les situations critiques,
pense à Marie, invoque Marie!», écrit saint Bernard de Clairvaux.
«Que son nom ne quitte pas tes lèvres, qu'il ne quitte pas ton coeur,
et pour obtenir le suffrage de ses prières, ne néglige pas limitation
de sa vie- Si tu la suis, point ne dévies; si tu la pries, point ne désespères;
si tu penses à elle, point ne t'égares. Si elle se tient près de toi,
plus de chute, si elle te protège, plus de crainte, si elle te guide, plus
de fatigue. Avec sa bienveillance, tu parviens au port et ainsi tu
expérimentes en toi-même ce qui fut dit à juste titre: 'Et le nom de
la Vierge était Marie',»
«Très sainte Mère de Dieu, défends-nous des ennemis invisibles;
dans ta protection maternelle, défends-nous du dard de l'ennemi et
éteins en nous les passions charnelles, car tu es la plus pure et bénie;
apaise les vents de l'orgueil, car tu es maîtresse de ^humilité; guéris-
nous de l'avidité, car tu es la pauvreté; protège-nous de la colère
divine, car tu es la Mère de la Miséricorde; préserve-nous des
occasions mauvaises, car tu es notre défense» (le saint métropolite
russe Dimitij de Rostov).
IX. - Marie «eucharistique eucnanstidue»
Si le mystère de la protection ne s'explique pas en termes de
logique formelle, il s'éclaire néanmoins en référence à un autre
mystère, celui de l'Eucharistie. La Mère de Dieu y est présente. On
peut parler à ce propos de Marie «eucharistique». Mais, pour comprendre
ce langage, il faut se rappeler que, selon la foi orthodoxe,
l'Eucharistie est une action de Dieu célébrée par le prêtre ou
l'évêque avec sa communauté. Le peuple de Dieu se prépare à la
LE MYSTÈRE DE MARIE, SOURCE D'UNITÉ 87
célébration, porte le pain et le vin, mais Dieu seulement transforme
ces dons humains en dons de sa présence. Le peuple invoque et
prie pour sa descente, mais le mystère de la transmutation provient
de l'acte de la foi de l'Église tout entière. Dans cet acte l'Eglise réalise
sa propre «identité», son ecclésialité, en tant que Corps du
Christ, et, par une logique propre à la foi, «se retrouve» en celle qui
donne vie humaine à ce Corps, Marie. Le Peuple de Dieu se transforme
en Corps du Christ dans l'acte eucharistique de la communion.
La communion au Fils dans l'Esprit Saint est adressée au Père
et se fait dans la commémoration de Marie, en laquelle la communion
parfaite avec Dieu est pleinement réalisée. Il y a là une
mémoire mariale, ontologique et vitale, qui se révèle constamment
dans la prière liturgique: «Commémorant la Toute Sainte, toute
pure, plus que bénie, glorieuse Souveraine et toujours Vierge
Marie, et tous les saints, remettons-nous nous-même au Christ,
notre Dieu, ainsi que les autres et toute notre vie.»
La Mère de Dieu nous assiste et nous accompagne pendant toute
la liturgie jusqu'à la communion. Présente à l'Eucharistie, elle prie
pour nous et avec nous, afin que nous ne soyons pas condamnés
par une communion indigne au Corps et au Sang de Son Fils et que
notre âme soit purifiée et sanctifée pour cette vie éternelle où elle
sera toujours à nos côtés,
X. - Marie, l'image et l'icône
«L'art qui convient le mieux à la Vierge est celui du peintre», a fait
remarquer Jean Guitton. Seul cet art. est, en effet, capable de saisir
le mystère de la transfiguration qui parle par Marie.
D'un point de vue dogmatique, l'art de l'icône découle du mystère
de l'incarnation. Tout ce qu'ont pu voir et toucher les contemporains
de Jésus et de Marie nous est aussi donné à voir et à toucher.
C'est un miracle mais aussi une audace de l'Eglise de professer
toujours à nouveau que, grâce aux sacrements et aux images,
nous sommes et restons en n'importe quel siècle les contemporains
du Christ, de Marie et de tous les saints. L'image établit une relation
particulière entre nous qui sommes sur la terre et eux qui habitent
le Royaume. Le secret de l'image est qu'elle ne nous renvoie
pas à des temps révolus, à leur histoire, telle qu'elle est irrévocablement
passée, mais nous invite à partager leur vie actuelle, leur
grâce royale et leur béatitude éternelle. En effet, il faut communier
avec cette image en éternité pour pouvoir créer une icône. L'image
précède l'icône et l'engendre grâce a, l'art de voir. Cet art même —
pour s'exprimer de la manière la plus brève — consiste dans notre
88 VL. 2IELINSKY
adaptation spirituelle à son prototype, à sa promesse, qui est d'être
notre propre transfiguration anticipée. «Et nous tous qui, le visage
découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur,
nous sommes transformés en cette image, toujours plus glorieuse,
comme il convient à l'action du Seigneur, qui est l'Esprit» (2 Co 3,
18). Marie dans sa médiation nous communique cette «action du
Seigneur», et c'est pourquoi ses images sont partout dans l'Eglise
orthodoxe.
À ceci s'ajoute aussi cet autre aspect de l'art de l'icône, qui est
celui de la vision «intelligente» du monde créé- Une des icônes de
Marie s'appelle «de Tôt s'exalte toute la création». Chaque icône
porte une énergie spirituelle de joie, joie qui n'est pas la Joie terrestre,
mais joie de la purification intérieure, joie de voir le travail
du Seigneur dans la création et de participer à ce travail.
L'icône est donc avant tout l'art de voir et de vivre ce qui est vu
et vécu par l'Eglise. Le fond de l'image provient du mystère de la
lumière de la Transfiguration, partagée avec la sainteté qui émane
du visage humain. Ainsi peinte, la sainteté de Marie exprime à la
fois la distance et l'intimité. L'icône n'est pas un portrait. Elle ne
représente pas une femme, telle qu'on peut la percevoir à distance
de soi. Elle nous rend l'image imprimée dans notre mémoire la plus
profonde, mémoire que Marie porte dans son coeur et qu'elle nous
communique. Si l'icône est un «souvenir», elle n'est pas souvenir
d'un. passé, mais souvenir intérieur, souvenir «eucharistique», souvenir-
reflet du monde que Dieu nous a préparé.
XI. - Marie, la sagesse d'«une âme»
«À la tête de la sainteté de l'Église demeure la Vierge, et sa virginité
exprime Vesse du Royaume, la sainteté in aetemum, l'éptthalame
du Sanctus. La lecmre des Proverbes, lors de la fête de la
Conception, identifie la Vierge avec le lieu de la sagesse de Dieu et
célèbre en elle le but enfin atteint de la création divine» (Paul
Evdokimov): «Yahvé m'a créée au début de ses desseins, avant ses
oeuvres les plus anciennes», dit la Sagesse dans le livre des
Proverbes {8, 22).
C'est, en effet, une tradition ancienne et vénérable, aussi bien en
Orient qu'en Occident, de rapprocher la figure biblique de la
Sagesse et celle de Marie. La Sagesse est une des images de Marie,
car en elle toute la Sagesse de la création a trouvé son vrai visage.
Cette image n'a pas d'expression dogmatique. Elle a sa voix liturLE
MYSTÈRE DE MAKJE. SOURCE D'UNITÉ 89
gique; «Réjouis-toi, récipient de Dieu, réjouis-toi, richesse de sa
pensée.» La pensée de Dieu habite la. Mère, et son silence en Marie
nous dit notre rapport à la création: «En toi, pleine de grâce, se
réjouit toute la création, la nuée des anges et le genre humain...»
(Liturgie de saint Basile). La joie est aussi un autre nom de la sagesse:
«L'âme qui exalte le Seigneur, l'esprit qui tressaille de joie en
Dieu» reflètent en eux-mêmes le premier regard de Dieu sur sa
création avant qu'elle ne soit touchée par le péché. En Marie tout
ce qui a été créé se trouve récapitulé, est rendu à sa bonté initiale:
«J'étais à ses côtés, comme le maitre d'oeuvre, faisant ses délices,
jour après jour, m'ébattant tout le temps en sa présence» {Pr 8, 30).
Cette sagesse, on doit en trouver toujours à nouveau la source
des «délices», source silencieuse, car la sagesse en nous est la fille
du silence de Marie et de son humilité en présence de Dieu, En
effet, la sagesse ne nous dit pas: allez par le monde entier fonder
vos communautés. Elle nous rassemble en «présence divine» ineffable,
autour de l'origine maternelle de notre foi, qui est aussi la
sienne, et nous fige d'émerveillement devant l'amour «kénotique»
du Dieu Vivant, qui descend dans la chair de Marie et dans notre
âme. Et c'est de cet émerveillement que peut repartir notre
recherche de l'unité. «Car qui me trouve trouve la vie, il obtiendra
la faveur de Yahvé» {Pr 8, 35).
Toute ^histoire «pré-oecuménique» du christianisme a été pleine
d'affrontements entre les conceptions théologiques, que les Eglises
ou les hommes identifiaient avec l'essence de leurs croyances et
avec eux-mêmes: quand on défend avec acharnement les vérités de
sa religion, on est toujours tenté de se prendre pour la vérité en
personne. Avec l'oecuménisme actuel, la situation est portée à se
renverser. On fait place à un certain relativisme doctrinal qui, en
fait, ne contribue pas pour autant au rapprochement entre les
Eglises. Le dernier mot de l'histoire de notre soif de l'unité appartiendrait-
il à l'indifférence face à la vérité?
Or le chemin vers l'unité passe non pas tant par ^«alignement»
des doctrines différentes — même si leur concordance sera bien au
terme du compte indispensable — que par un retour à cette'expérience-
clé de la «béatitude» qu'est la redécouverte de la sagesse ou
encore de la vie de Marie. Chaque famille chrétienne garde
consciemment ou à son insu la mémoire de cette «béatitude» et de
son effacement volontaire, de sa protection et de la création transfigurée
en sa personne.
Le mystère mariai est inséparable de notre vie dans le Christ et,
si nous couvons le oartaeer entre nous. nous orétïarerons ainsi le
90 VL. 2IELINSKY
terrain d'un dialogue authentique. Comme le dit le Père P.
Florensky, il faut comprendre chaque confession dans sa cohésion
intérieure. Quand on aura appri$ à écouter non seulement le credo
des autres, mais aussi leur coeur, on saura trouver aussi un jour le
chemin de l'union des vérités.
Ainsi, par son art de contemplation, concrétisée dans l'icône et
la prière liturgique, l'Eglise orthodoxe porte à la lumière ce que
l'Eglise occidentale cherche à revêtir du langage dogmatique. Il y a
une cohésion profonde à l'absence de dogmes de l'Assomption et
de l'Immaculée Conception dans l'Orthodoxie- Le dogme, en
effet, pour l'Orient chrétien, n'est conçu d'abord que comme cette
limite qui protège la «doctrine saine» des hérésies et des fantaisies.
Or il en va autrement de l'Eglise catholique. Chez elle, le dogme
joue un rôle quelque peu différent, y assumant le message de la glorification,
que l'Orthodoxie n'assigne qu'à la liturgie. En celle-ci, le
chant parle et «dogmatise» sans s'imposer comme règle de la foi,
alors que, dans l'Eglise catholique, le dogme chante et glorifie la
Vierge en «connaissance» rationalisante et précise. Là où les orthodoxes
résistent à unir trop étroitement «savoir» du divin et savoir
humain, les catholiques, eux, sont plus enclins à rendre compte du
divin à travers toutes les facettes de la pensée logique. Mais, en
dehors de cette opposition entre le dogme et cette absence du
dogme qui ne peut être un dogme en soi, il reste tout l'espace
ouvert au mystère commun, immense, indicible, inéluctable.
«La multitude des croyants n'avait qu'un coeur et qu'une âme»,
lisons-nous dans les Actes des Apôtres (4, 32). On cite souvent ce
texte dans les rencontres et les événements oecuméniques. On parle
alors de la réconciliation comme s'il s'agissait de la découverte
d'«une âme», âme que l'on interprète trop souvent d'une manière
simpliste et psychique (cf. 1 Co 15, 44): toute foi est bonne et égale
à une autre, soyons amis comme jadis. Dans cette conjoncture, at-
on encore besoin d'une unité réelle? Mais ces paroles, en leur sens
initial, ont d'abord une portée christocentrique et mariale. Nous
sommes unis en Jésus, nous sommes participants au mystère de sa
naissance et de sa vie, grâce à l'Esprit Saint et à la Vierge Marie. La
voie vers l'unité complète ne peut être alors, dans la crainte de Dieu
et la fidélité à l'amour, qu'une recherche de communion à la source
mariale de la Parole telle qu'elle prend notre âme comme mère
pour la transformer en «une âme», celle de l'Eglise.
Qui ne se souvient des paroles de saint Augustin: «Dans les
choses principales, l'unité, dans les choses moins sûres, la liberté, en
toute chose, la charité»? Commençons donc par la charité qui doit
LE MYSTÈRE DE MARIE, SOURCE D'UNITÉ 91
i
remplir chaque parole de toute confession chrétienne, et constatons
tout d'abord notre unité, telle qu'elle s'enracine dans le dogme qui
proclame Marie Théotokos, Mère de Dieu, Mère aussi des hommes
dans la foi en Dieu incarné, crucifié et ressuscité- Approchons-nous
de notre foi mariale, divisée quant aux autres dogmes, certes, mais
unie en Marie dans sa «structure» même, en ses «racines».
Qu'entendre par ces mots? On renvoie ici à ce noyau invisible de
notre foi christocentrique qui voit et qui reçoit la lumière de la
Mère, lumière qui tombe sur l'Eglise, sur la Tradition, sur l'âme
croyante, et qui jaillit de la maternité de Dieu, de sa protection, de
l'art de l'image et enfin de l'Eucharistie. Cette lumière est ignorée
par le Prince de ce monde. Elle ne Test pourtant pas totalement par
nous, car elle vit toujours au fond de notre âme commune, malgré
les siècles de divisions. Toute recherche de l'unité réelle est retour
à cette «âme mariale» qui donne naissance à notre Dieu et écoute
le silence de la Sagesse «protectrice» et maternelle. Cette Sagesse
est à la source de notre existence et de notre croyance, cachée aux
profondeurs de notre foi en Christ dans ces «mystères retentissants
» que saint Ignace découvrit un ]our sur le chemin qui le portait
au martyre.
1 - 25124 Brescia Vladimir ZTELINSRY
Via Repubblica Argentina, 42
Sommaire. — L'auteur traite de la place de la Mère de Dieu dans l'«être
ecclésial» de rOrthpdoxie. Son rôle cencral dans la vie spirituelle et liturgique,
essentiellement christocentrique, consiste en la médiation qu'elle
opère encre la Parole de Dieu et son silence, entre la Tradition et la
mémoire cachée dans son coeur. Dans leur protection (pokrov en russe)
contre les vicissitudes de cette vie se trouve révélée la maternité de Dieu.
Voilà pourquoi sa figure, au-delà de la confrontation des conceptions
théologiques, porte en soi cette sagesse initiale qui fait ontologiquement
de la multitude des croyants une âme dans le Christ.
Summary, — Thé author treats of thé place of thé Mother of God in
thé «ecclésial being» of thé Orthodox Chnstianity. Her central rôle in thé
spiritual and liturgical life, essentially christocentnc, comes from a médiation
without any dogmatic formula m intimate connexion between thé
Word of God and his silence, thé Tradition and thé memory concealed in
her heart. In her protection (pokrov m Russian) as a défense against thé
misfortunes of this life is revealed thé maternity of God. Her figure
conceals m itself thé original wisdom of unity which ontologically makes
thé multitude of believers one soûl in Christ.
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